Quelques heures passées à trier des photos d’archives pour scanner les meilleures – dont bien sûr de nombreuses images de course automobile – me ramènent dans le passé et fait naître des sentiments antagonistes. J’ai l’impression que c’était hier, mais paradoxalement aussi que plusieurs vies se sont écoulées depuis.
Ce voyage illustré dans le passé emprunte aussi la piste de mes premières saisons comme pilote en course de côte. Des souvenirs fabuleux car, comme le déclara en son temps un ancien champion de rallye (je ne me rappelle plus si c’était Jacques Henry ou Bernard Darniche), il n’existe qu’une chose aussi forte que l’orgasme, c’est le pilotage.
Je ne me comparerai naturellement pas mes performances au volant de voitures fermées à celles des rois de la F1. Mais Anne Panis m’a dit un jour, « quand on s‘est assis dans un baquet, quelle que soit la machine, on sait ce que ressent un pilote ». A défaut de connaître les souffrances physiques d’un pilote de F1, je suis persuadé que tout pilote éprouve des émotions intenses et incomparables quand il mène sa machine à la limite pour aller chercher la gagne.
Enfant, je rêvais de devenir pilote professionnel. Je m’imaginais chez Lotus comme Jim Clark ou au Mans chez Ford comme Bruce McLaren, ou encore en rallye chez Cooper, Alpine ou Porsche. Adolescent, j’ai réalisé que les chances d’y parvenir étaient statistiquement très faibles. J’ai découvert par contre qu’il existait des courses ouvertes aux amateurs et décidé d’y participer dès que possible.
J’ai toujours considéré que la F1 était magique, mais mon amour du sport automobile dépasse largement son cadre. J’aime aussi l’endurance, le Rallycross, le rallye, la course de côte… Entre deux textes consacrés à la discipline reine, je m’autorise donc un petit intermède sous forme de souvenirs personnels dans le monde de la course de côte en 1977.
Quelques repères relatifs à la F1 cette année-là ? La saison consacrerait la revanche de Niki Lauda qui remporterait le titre suprême au volant de sa Ferrari avant de quitter la Scuderia. Jacques Laffite offrait sa première victoire à Ligier au Grand-Prix de Suède. De nombreuses écuries aujourd’hui disparues animaient le plateau aux côtés de Ferrari, McLaren et Renault. Outre Ligier, je citerai Lotus (dont le nom est de retour après une longue absence), Brabham, Hesketh, Wolf, March, Shadow, Ensign, Tyrell, ATS…
Je me rappelle que j’admirais l’intelligence et le courage de Niki Lauda mais que j’avais tout de même une préférence pour le parfois fantasque James Hunt. Et surtout, j’attendais avec impatience que Didier Pironi dont je suivais l’ascension depuis la Formule Renault arrive en F1. Il courait en F2 et allait bientôt remporter la seule course de F3 à laquelle il prendrait part de sa vie, celle de Monaco. La F1, c’était pour très bientôt.
Le temps retro
Ceux de ma génération se plongeront avec délices dans l’atmosphère enfiévrée des seventies. En ce temps-là, Michel Sardou chantait « Le France », « J’accuse », « Je vous ai bien eus », « Le Roi barbare », « Le temps retro ». Il préparait « La java de Broadway », « Dix ans plus tôt » et la reprise de « Comme d’habitude ». La sublime Sylvie Vartan mettait les foules en transe avec « Qu’est-ce qui fait pleurer les blondes », « Photo », « L’amour c’est comme les bateaux ». A chaque spectacle de Johnny, la foule se déchaînait. Poignets levés et croisés, les fans communiaient avec leur idole dans le refus de mourir d’amour enchaînés pour une Gabrielle qui brûlait les esprits et dont l’amour étranglait la vie.
Nous portions les cheveux plus longs que maintenant et nos bas de pantalon s’élargissaient encore en pattes d’éléphants. Il y avait beaucoup moins de radars sur les routes. Nous n’étions pas toujours très raisonnables. Lorsque je rentrais de Rennes sur Saint-Malo (une route alors en grande partie en 2 voies), le compteur de mon Opel Ascona SR frôlait le 175 (sa vitesse de pointe) dès que la route était libre ou que je pouvais doubler les véhicules lents qui, à mon sens, encombraient inutilement la chaussée. Et je n’en raconterai pas plus tant le décalage est énorme entre ce que nous faisions à l’époque et les contraintes routières d’aujourd’hui. Mon père aussi roulait très vite, comme beaucoup de copains. D’accord, nous étions sans doute inconscients. Mais c’est si bon d’être inconscient…
L’Ascona SR que j’utilisais au quotidien était une voiture fantastique. D’ailleurs, je l’avais pilotée à quatre reprises en course l’année précédente. Seul problème, elle manquait cruellement de puissance face aux Alfa Roméo 2000 GTV et Ford Escort 2000 RS qui dominaient la catégorie des 2 litres groupe 1. En 1977, je voulais l’arme pour remporter ma catégorie. Le choix d’une 2 litres s’avérait hasardeux car fin 1976, il était difficile de savoir quel modèle dominerait les autres. D’où le choix de la Golf GTI qui, j’en étais certain, se montrerait compétitive dans sa classe, celle des 1600 cm3 groupe 1. Elle ne me décevrait pas.Après deux épreuves de prise en main, je dispute le dimanche 8 mai la course de Saint-Germain Sur Ille. Une épreuve qui me tient particulièrement à cœur. C’est la première course de côte à laquelle j’ai assisté quand j’étais adolescent. Elle se déroule à quelques kilomètres de Rennes ou j’habite à cette période. Autrement dit, je vais jouer dans mon jardin.
Le stress
J’ai reconnu le circuit cent fois.
Le samedi soir, je dîne dans une crêperie rennaise avec des amis. Après le café, je repars sur le circuit. Je suis déjà dans la course. Je veux la vivre à fond jusqu’à demain soir. Hervé, fidèle supporter, et Philippe, un copain de fac, m’accompagnent. Les autres rentrent se coucher en me traitant de fou. Arrivé sur la piste, je rencontre Marcel Grué, un pilote au palmarès impressionnant. Il m’amène faire quelques montées dans son Alpine et n’hésite pas à me prodiguer de précieux conseils. Il le fera tout au long de la saison et m’aidera beaucoup dans la découverte des circuits, ce qui me permettra de progresser rapidement.
De retour chez moi vers minuit, je dors plutôt mal. Mon esprit est déjà sur le tracé. Le dimanche matin, je ne parle même pas aux amis qui m’accompagnent à l’exception de Guénaël qui s’occupe de mon assistance. Il est aussi l’auteur des dessins qui concourent à l’illustration de cette note.
Enfin, vers dix heures, je vais effectuer ma première montée d’essais. Les concurrents partent toutes les minutes et il reste cinq voitures devant moi. J’attache mon harnais. La course de côte se dispute comme un contre la montre ou une spéciale de rallye. Les pilotes s’élancent chacun leur tour et le classement s’effectue en fonction des temps réalisés. Je vérifie que mon casque est bien sanglé. Cet instant des cinq minutes avant le départ représente toujours un moment crucial dans ma concentration. Avant, je reste assez calme. Après, mon attention se fixe totalement sur le pilotage. Là, mon cœur bat très, très fort.
Le couteau entre les dents
Ça y est, je suis sur la ligne de départ. Le chronométreur égrène les secondes devant mon pare-brise. Trente secondes, dix, puis cinq. J’accélère au rythme du décompte pour maintenir le moteur dans les tours. Lorsqu’il baisse la main, j’appuie à fond sur l’accélérateur et je lâche l’embrayage. La Golf bondit vers le premier virage, un droite qui passe à fond absolu sur la bonne trajectoire.
Une des particularités de la course de côte est que comme le parcours est court, il faut attaquer à fond dès les premiers mètres et ne pas commettre la moindre erreur, car la moindre faute est éliminatoire au niveau du chrono.
La montée se passe bien, à part peut-être un appui trop fort dans un droite où je me freine un peu. Ce passage me vaudra tout de même une photo dans la magazine Échappement.
Le verdict du chrono
Je redescends immédiatement au départ pour ma deuxième montée d’essais. Le scénario se répète, sans faute cette fois. Je gare ma Golf au parc fermé. « T’as le meilleur temps des 1.600 » – ma catégorie -, me lance un copain qui court sur R 12 Gordini.
Je suis en tête des essais. C’est bien, mais il va falloir confirmer en course cet après-midi. Je touche à peine au sandwich que m’a préparé la femme de Guénaël.
Je me rends de bonne heure sur la grille de départ. J’ai encore le trac. A quelques mètres, un copain qui dispute sa première course rend son déjeuner dans le fossé. « Tu seras plus léger pour la course », dis-je en plaisantant. Malgré le risque inhérent au sport automobile, les pilotes n’ont pas peur pour leur santé, sinon ils feraient autre chose. Mais lorsqu’on débute, il existe une angoisse de ne pas être à la hauteur, de décevoir ses amis, ses supporters, ses sponsors… et soi-même.
Ce stress, je le ressens profondément à quelques minutes de la première course où je suis en mesure de faire un truc. Vais-je faire aussi bien que ce matin ? Au fil des courses, j’apprendrai à maîtriser le trac sinon à l’éliminer et je saurai à peu près dès après les essais chronométrés ce à quoi je peux m’attendre en course. Mais ce n’est pas encore le cas en ce début de saison 1977.
Je confirme pourtant ma place lors de la première montée de course. Mais le classement se fait au meilleur temps des deux montées. Par contre, je prends confiance et j’attaque plus fort lors de la deuxième montée. Le temps est gris. Quelques gouttes de pluie apparaissent sur le pare-brise juste avant le freinage de l’avant dernier virage. Je n’allonge pas ma zone de freinage. Les gouttes n’ont pas eu le temps de modifier l’adhérence du bitume. Il ne s’agissait que d’un nuage capricieux et le temps se maintiendra au sec.
Dernière épingle à droite en gros appui, roue arrière levée. Dernière accélération. Passage devant la cellule chronométrique. Cette fois, ça y est, j’ai terminé ma seconde montée. Je crois que je n’ai pas trop mal conduit. Je gare la Golf. Je retire mon casque et j’enfile un blouson sur ma combinaison. Je me précipite vers le virage où se sont placés mes amis et mon père qui fait alors partie de mes plus fidèles supporters et projette sur moi le rêve qu’il n’a pas pu réaliser quand il avait mon âge.
J’étais le dernier de ma catégorie à prendre la piste. J’avais utilisé une petite astuce pour cela. Les numéros étaient attribués par ordre croissant en fonction des cylindrées. Sur mon bulletin d’inscription, au lieu de marquer la cylindrée exacte de la Golf GTI (1588 cm3), j’avais arrondi à 1600. La secrétaire de l’ACO qui attribue les numéros m’a donc donné le dernier de la catégorie. Comme ça, dès que je finirais ma dernière montée, mon classement dans la classe tomberait.
Le speaker a annoncé le classement définitif des 1600 groupe 1 pendant que je garais ma voiture. Je ne l’ai pas entendu. J’attends avec impatience. Je repère dans la foule le groupe qui est venu me soutenir. J’observe que mon père a allumé sa pipe et qu’il sourit. J’y devine un signe de satisfaction. « Tu as gagné », me confirme Hervé quelques secondes plus tard.
Les yeux de mon père pétillent de bonheur. Cette année-là, il viendra souvent me voir courir avec quelques amis. Observateur aussi avisé qu’attentif, m’aidera à analyser mes montées et celles de mes adversaires. Il a toujours adoré la compétition et les voitures qui collent leurs conducteurs au siège à l’accélération. Il vibrait au son d’un moteur qui rugit sa puissance. Quand j’étais gamin, il m’empruntait volontiers le magazine Tintin et, comme moi, lisait en priorité les pages racontant les courses de Michel Vaillant avant de rire aux éclats de la Castafiore dans les aventures du maître de Milou. Michel Vaillant entraînait le lecteur dans la symphonie en Vroaaarrrr majeur qu’interprètent les seigneurs de la course. La pauvre dondon glapissante qui croise la route du journaliste et de son fidèle compagnon à quatre pattes incarnait, quant à elle, l’hystérie et les caprices ridicules qui caractérisent si souvent les cantatrices. Dans sa jeunesse, mon père avait été un grand supporter de Jean-Pierre Wimille, vainqueur de plusieurs Grands-Prix et de deux éditions des 24 Heures du Mans, ainsi que du Colonel Simone, pilote Maserati en endurance. En 1977, il appréciait particulièrement Niki Lauda pour son intelligence de course et son courage après l’accident du Nürburgring l’année précédente. La course de côte n’était pas la F1. Mais c’était tout de même une compétition automobile et mon père se montrait très fier que je m’y débrouille. Au point d’emprunter ma combinaison et mon casque pour les montrer à ses amis et à ses clients. Les photos de la Golf à l’attaque et quelques coupures de presse illustraient ses récits.
J’exulte, même si je sais que ma victoire de classe ne me place pas au rang de Didier Pironi, mon pilote préféré.
Après l’effort le réconfort
Deux heures plus tard, j’assiste à la remise des prix. « Premier des 1600, groupe 1, Thierry Le Bras », annonce le speaker. Je me dirige vers le podium pour recevoir ma coupe et mon prix. Je réalise que non seulement je remporte ma première victoire en course automobile, mais qu’en plus, je ramène des points à mon écurie pour le Challenge Paul Jamin que se disputent chaque année les écuries de l’Ouest de la France. Je me sens vraiment très heureux. Patrick, Jo, Marcel, Philippe, Dominique, Christian, les copains pilotes qui m’ont accueilli chaleureusement dans le milieu du sport automobile applaudissent. Merci les amis !
Je connaîtrai à nouveau ce bonheur de remporter ma catégorie cette saison-là et les suivantes. Seul regret, l’absence de mon père à partir de 1979. Une créature nocive, furieusement cupide et très limitée intellectuellement l’écartera de son entourage. Elle l’ensorcellera et lui servira hélas de nouvelle épouse, le contraignant à de nombreuses turpitudes. Il se verra par exemple contraint de lire les pages de sport auto en cachette. Mon pauvre père apprendra d’ailleurs à faire bien d’autres choses en secret pour trouver un peu de tendresse et de plaisir. Si je devais comparer la mégère qui jeta son dévolu sur son patrimoine à une automobile, je dirais qu’elle n’avait rien d’un modèle haut de gamme mais qu’elle montait facilement dans les tours dès que ses sens bien préparés à certaines fonctions détectaient le fumet alléchant d’un billet de banque ou l’appât d’un bien sur lequel sauter sans retenue ni pudeur. Je crois que son museau sniffait l’odeur du pognon plus loin que n’importe quelle chienne de chasse. Dommage que les options QI, grâce, élégance, éducation, classe et cœur aient été oubliées malgré le prix exorbitant que déboursa mon père toute sa vie pour louer et entretenir cette pâle version. Avec ses cheveux en multiples épis toujours coiffés avec un pétard, j’imaginais plutôt l’horrible femme chevauchant un balais que conduisant une voiture de sport ou une Harley Davidson à plus de cent, les cheveux dans le vent. Si je la comparais à un plat cuisiné, elle me ferait songer à quelque chose de fade aux relans sulfureux. En aucun cas une nourriture de l’esprit bien sûr. Mais un met indigeste et fort dangereux pour la santé en fin de compte (ou de comptes, dont certains piratés post mortem car il n’existe pas de petits profits, n’est-ce pas).
Mais ce soir-là, j’étais tout à ma joie d’avoir remporté ma première course. Jeune et encore un peu naïf, je ne croyais pas aux trahisons, ni dans le milieu familial, ni dans le sport automobile. Je n’aurais pas davantage cru à l’éclatement d’affaires telles que le Stepney Gate ou le Crash Gate.
Par contre, comme beaucoup de pilotes amateurs, j’appréciais beaucoup la gatsronomie. Un repas de choix dans un bon restaurant clôt magnifiquement un week-end de course. La soirée se terminera donc au Piccadilly à Rennes. Une victoire, ça se fête dignement !!! Quel bonheur de s’imprégner de la fraicheur iodée d’huitres de Cancale, puis de sentir sur sa langue une tendre bouchée de filet de bœuf saignant accompagné de foie gras tiède et fondant. Sans oublier la sensualité du Champagne. Le mouvement ascendant des bulles dans les coupes et le délicieux picotement qu’elles provoquent dès que le nectar franchit nos lèvres s’accompagnent d’une pure jouissance.
La course automobile avait un air de fête en ce temps-là. Cette atmosphère magique existe d’ailleurs encore dans certaines disciplines et au sein de nombreuses équipes. Un argument de poids pour des entreprises qui n’ont pas les moyens ou la volonté d’investir en Formule 1. Il n’est nul besoin de disposer d’un budget d’émir du pétrole pour organiser un réceptif et ravir des invités traités en VIP dans des disciplines moins coûteuses que la F1. Un constat qui, je l’espère, fera méditer des partenaires potentiels de pilotes enthousiastes prêts à défendre avec acharnement la cause de leurs partenaires financiers.
Nous ne doutions de rien en 1977. Le Mans représentait un mythe que nous espérions partager avec les plus grands. Chaque pilote amateur - moi compris, alors soutenu à 100% par mon père dans cette ambition - se disait qu’un jour pas si lointain, il participerait lui-aussi aux 24 Heures au volant d’une GT ou d’une grosse voiture de Tourisme Spécial. Nous suivions donc le déroulement de chaque édition avec d’autant plus de ferveur.
QUELQUES LIENS
Vous pouvez également me retrouver sur http://circuitmortel.com , https://gotmdm.com/driver/ et http://polarssportsetlegendes.over-blog.com/
Pourquoi choisir une VW Golf GTI dès sa sortie à l’automne 1976 http://bit.ly/2cjhbqI
Thierry Le Bras