Par Thierry Le Bras
Le 13 septembre, le Conseil mondial de la FIA s’est prononcé sur l’affaire communément désignée par les termes Stepney Gate, appellation inspirée d’une sombre affaire qui conduisit un président des Etats-Unis, Richard Nixon, à démissionner de ses fonctions en 1974.
Les enjeux économiques de l’affaire jugée sont colossaux. D’une part, la popularité d’un sport se voit mise en danger. Les instances fédérales tremblent face aux conséquences qui pourraient en résulter quant à l’attractivité d’une discipline qui attire à chaque Grand-Prix des millions de téléspectateurs. S’il en était besoin, l’exemple du cyclisme dans lequel les affaires se succèdent et que quittent d’importants sponsors donne certainement à réfléchir à Bernie Ecclestone, Max Moseley et leurs partenaires. D’autre part, la crédibilité du pouvoir sportif est engagée. Quelle autorité conservera la FIA sur les écuries si des conflits graves se développent loin de sa sphère d’intervention ?
En l’espèce, une écurie, McLaren, est suspectée d’avoir obtenu des informations confidentielles sur les données techniques et stratégiques de sa principale rivale, Ferrari. Certes, recueillir quelques informations confidentielles en débauchant du personnel chez les concurrents ou en observant de très près les autres voitures sur les lignes de départ fait partie des pratiques courantes et quasi-inévitables. Mais cette fois, c’est tout un dossier de travail (780 pages) qui est passé d’une équipe à une autre. L’ampleur du phénomène est toute autre. Et le sujet sensible dans la mesure où les écuries concernées occupent les deux premières places du Championnat du monde des constructeurs et leurs pilotes les quatre premières du Championnat des conducteurs.
L’affaire se déroule dans un climat éminemment passionnel. Certaines icônes mêlées à l’affaire sont vénérées avec plus de ferveur que des divinités. L’audience dépasse le cadre d’une simple décision de justice. Quelle qu’ait pu être la décision de la FIA, elle aurait soulevé l’indignation et certaines parties se seraient senties lésées. Prudence toutefois. Il serait dangereux de crier au « tous pourris ». Les tentations de rejet systématique des instances légitimes conduisent droit à des systèmes de justice expéditive et approximative plus dangereux que ceux qu’ils remplacent.
La justice sportive n’est pas la religion, malgré les vocations et les vénérations qu’inspire la F1. Elle ne se confond pas non plus totalement avec l’équité et la morale, bien qu’elle cherche à s’y conformer et à suivre l’évolution que connaissent ces notions dans le temps en fonction de l’état des sociétés, microcosmes compris. Elle applique tout simplement des principes définis par des règles générales élaborées pour garantir le justiciable.
Sur les blogs et les forums, les passions vont inévitablement se déchaîner. Les supporters vont rejuger l’affaire au seul regard de leur passion – quand ce n’est pas leur amour – pour une des parties. La presse officielle, pour sa part, se montrera beaucoup plus nuancée et circonspecte. Par devoir d’objectivité ? Sans doute, mais pas seulement. Par simple intérêt économique aussi. Les médias ne vivent pas de leurs lecteurs ou auditeurs mais de la publicité. Or, toutes les écuries ont comme actionnaires, motoristes, sponsors ou partenaires des groupes qu’aucun patron de presse n’a envie de se mettre à dos. Les journalistes trop engagés en faveur de telle ou telle partie se feront immédiatement rappeler à l’ordre. Les rédacteurs en chef et les directeurs de rédaction savent qu’il ne faut pas placer dans le rédactionnel des bombes qui explosent à la figure des régies publicitaires. C’est une question de responsabilité, tout simplement. Des emplois et des niveaux de salaires en dépendent.
Par le passé, le pouvoir sportif a déjà tranché des affaires délicates.
En 1984, Tyrell trouva une astuce pour faire courir ses voitures largement en-dessous du poids minimal. En fin de course, lors d’un arrêt au stand, les mécaniciens rajoutaient 60 kg de billes de plomb de telle sorte que les monoplaces de l’oncle Ken passaient sur la balance sans difficulté. L’écurie jouissait d’un certain prestige. Elle avait fait courir de grands pilotes comme Jackie Stewart, François Cevert, Jody Scheckter, Didier Pironi, Patrick Depailler, Jean-Pierre Jarier… La sanction tomba pourtant. Tyrell fut exclue du Championnat. Ken Tyrell intenta un recours devant la Haute Cour de Justice. Ses avocats le motivèrent sur le terrain du droit au travail. Rien n’y fit. Les Tyrell furent aussi privées des dernières courses de la saison.
Par contre, d’autres échappèrent aux sanctions, ce qui donne des espérances à ceux qui outrepassent la ligne jaune des réglementations. En 1983, le titre allait se jouer à Kyalami entre Prost, alors sur Renault, et Nelson Piquet, pilote Brabham. Les Brabham utilisaient un carburant un peu trop riche en octane. Prost venait de renouveler son contrat avec Renault. La firme française lançait à grands frais une campagne de publicité nationale sur le thème, une entreprise derrière son champion. Pourtant, entre Gérard Larrousse, le patron de l’équipe, et son pilote, le courant ne passait plus. Ou alors en alternatif, seulement de temps en temps en toute petite quantité, et à l’insu de leur pleine conscience … En Afrique du Sud, Nelson Piquet devança Prost et remporta le titre. Une réclamation sur le carburant de l’adversaire aurait satisfait Prost. Mais Renault ne voulait pas d’une victoire sur le tapis vert. L’irrégularité du carburant serait avouée mais impunie. Les instances sportives ne s’auto-saisirent pas.
La justice sportive a déjà fait preuve de grande sévérité. Alain Prost se fit déclasser après avoir remporté le Grand-Prix de Saint-Marin 1985 parce que sa voiturE était trop légère … de 2 kilos après le tour d’honneur au cours duquel elle était tombée en panne d’essence.
Elle sait aussi imaginer des peines qui préservent le spectacle, fût-ce en se montrant laxiste et originale. En 1997 par exemple, après un coup de volant pour tasser son rival Jacques Villeneuve contre qui il se battait pour la victoire dans le dernier Grand-Prix de la saison et le titre, Michael Schumacher se vit privé de ses points au Championnat des conducteurs, mais pas de ses victoires. Il ne fut pas non plus suspendu pour quelques courses au début de la saison suivante. Pas question de priver les téléspectateurs d’un Schumacher vendeur pour les diffuseurs de Grands-Prix.
Le 13 septembre dernier, Le CMSA a :
- retiré à Vodafone McLaren Mercedes tous ses points constructeurs au Championnat du Monde de Formule Un de la FIA 2007 et décidé que l'équipe ne pourra marquer aucun point pour le restant de la saison ;
- décidé en outre que l'équipe paiera une amende s'élevant à 100 millions de dollars, dont seront déduites les recettes FOM perdues suite au retrait des points.
Toutefois, eu égard aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles la FIA a accordé une immunité aux pilotes de l'équipe pour avoir fourni des éléments de preuve. Les pilotes conserveront leurs points au classement.
Le CMSA recevra un rapport technique complet sur la voiture McLaren 2008 et prendra une décision lors de sa réunion de décembre 2007 quant à une éventuelle sanction à infliger à l'équipe pour la saison
Précisons que l’amende est une sanction financière dont bénéficiera la FIA. Cet argent n’ira pas dans les caisses de l’adversaire, Ferrari, qui conserve la faculté de demander réparation de son préjudice devant les tribunaux civils.
Cette décision rappelle étrangement celle concernant Michael Schumacher en 1997 dans la mesure où la sanction se concrétise par une privation de points mais ne met pas en cause la participation de McLaren aux épreuves de la fin de la saison 2007 ni à la saison 2008. En outre, comme dans l’affaire Schumacher, McLaren perd ses points mais pas ses victoires en Grand-Prix cette saison. Le parallèle est parfait entre la décision qui sanctionna un pilote Ferrari et celle qui frappe McLaren. Au moins cela devrait-il réconforter ceux qui criaient à l’assassinat contre l’écurie anglaise.
Nul doute que le Stepney Gate inspirera dans les prochaines années des mémoires et des sujets de thèses à nombre de jeunes étudiants en droit passionnés à la fois par le sport automobile et le fonctionnement des systèmes judiciaires et disciplinaires.
La décision du Conseil mondial paraîtra trop sévère à certains, trop clémente à d’autres, comme toute décision de justice.
Pour la comprendre et l’apprécier en pleine connaissance de cause, il importe de se pencher sur les sept question suivantes :
1) Quelles juridictions sont compétentes dans cette affaire ?
2) Faut-il douter de l’objectivité du Conseil mondial de la FIA ?
3) Est-il choquant que le Conseil se fonde sur un texte général pour juger une affaire d’espionnage industriel ?
4) Quelle valeur accorder aux témoignages ?
5) les preuves matérielles recueillies sont-elles suffisantes pour justifier la condamnation de McLaren ?
6) La responsabilité disciplinaire d’une écurie du fait de certains de ses employés est-elle logique ?
7) Comment l’affaire peut-elle évoluer ?
1) Quelles juridictions sont compétentes ?
Conseil mondial de la FIA, Cour d’appel, tribunaux anglais et italiens, toutes ces juridictions ont été saisies de l’affaire. De quoi embrouiller les esprits des non-juristes.
Pour s’y retrouver, il convient d’abord d’expliquer que les juridictions de droit commun statuent sur leur compétence en fonction de deux critères :
- la compétence ratione materiae ;
- la compétence ratione loci.
La première (ratione materiae) s’apprécie en fonction des faits jugés. Les tribunaux s’interrogent alors sur leur capacité à juger l’affaire qui leur est soumise. A titre d’exemple, un conseil des prud’hommes ne pourra pas statuer sur une affaire opposant un actionnaire de société anonyme à son président s’il le croit coupable d’abus de biens sociaux qui ont pour effet de réduire les dividendes qu’il espérait percevoir. Par contre, il sera susceptible de convoquer devant lui l’ex-secrétaire d’un notaire qui estime son licenciement sans cause réelle et sérieuse.
A condition toutefois qu’il soit compétent ratione loci (en raison du lieu de l’affaire). Si la secrétaire et le médecin habitent Dijon, le Conseil des prud’hommes de la cité phocéenne se déclarera incompétent alors que celui de Dijon retiendra l’affaire et l’inscrira au rôle d’une de ses prochaines audiences.
Notre actionnaire quant à lui pourra saisir une juridiction commerciale afin d’obtenir réparation du préjudice financier qu’il subit et/ou déclencher par un dépôt de plainte l’ouverture d’une enquête pénale susceptible d’entraîner l’ouverture d’une information confiée à un juge d’instruction. A la fin de l’instruction, ce juge rendra une ordonnance de non lieu ou au contraire de renvoi devant un tribunal correctionnel.
Outre les juridictions de droit commun, des organismes appelés à assurer le fonctionnement d’une organisation peuvent intervenir.
Imaginons par exemple que notre secrétaire de notaire ait aussi été sa cliente dans une affaire d’acquisition d’un appartement dépendant d’une copropriété et que ce praticien ait oublié de publier un avenant au règlement de copropriété ayant pour effet de réduire les millièmes affectés à son lot. Compte tenu du fait que le nouveau règlement de copropriété n’est opposable qu’après sa publication au Bureau des hypothèques, la pauvre femme va payer des charges de copropriété sur une base supérieure à ce qu’elle pensait devoir en fonction d’un contrat dont le contenu avait conforté sa décision d’achat. Elle peut donc saisir :
- un tribunal civil pour obtenir réparation auprès du notaire du préjudice financier qu’elle subit (différence entre le montant qu’elle doit régler à la copropriété et ce qu’elle aurait payé si le nouveau règlement avait été opposable, majorée de frais annexes tels qu’intérêts financiers, frais d’expertise, frais de justice) ;
- le Conseil de l’ordre des notaires dans l’espoir qu’il sanctionne le praticien membre de l’ordre d’une profession réglementée qui est l’auteur d’une faute professionnelle (par un avertissement, une réprimande, un blâme, voire une suspension temporaire ou définitive d’exercer dans les cas les plus graves).
Précisons qu’à ce stade, le fait qu’une juridiction se reconnaisse compétente ne préjuge en rien de ses décisions ultérieures. Cela signifie simplement que l’affaire évoquée entre dans le cadre de celles qu’elle doit juger en fonction des deux critères ci-dessus rappelés.
Toutes proportions gardées, les procédures consécutives aux faits qui ont donné naissance au Stepney Gate sont tout à fait comparables aux histoires de notre notaire et de son ex-employée ainsi qu’à celle de notre actionnaire et du PDG :
- la victime présumée (Ferrari) saisit des juridictions civiles (pour obtenir réparation au plan financier), pénales (pour faire condamner les auteurs à des peines d’amende ou de prison avec ou sans sursis) en Italie et en Angleterre, principaux lieux où les faits dommageables et potentiellement incriminés se sont produits à sa connaissance ;
- le Conseil mondial de la FIA, sorte de Tribunal de l’univers de la Formule 1, comparable au Conseil de l’ordre des notaires dans notre histoire délibère aussi sur l’affaire et inflige des sanctions professionnelles à une écurie, McLaren.
Naturellement, les décisions de chaque tribunal sont susceptibles d’appel conformément au principe quasi-universel du double degré de juridiction dans les pays qui respectent les droits du justiciable.
La décision du Conseil n’éteint pas les actions civiles et pénales qui suivent leur cours indépendamment de la justice sportive.
2) Faut-il douter de l’objectivité du Conseil mondial de la FIA ?
L’objectivité des juges est souvent mise en doute. Plus encore lorsqu’il s’agit de juridictions spécifiques.
Combien d’employeurs affirment que les Conseils des prud’hommes sont des jeux de massacre de patrons ? Combien de petits délinquants crient que la justice pénale est à la solde des plus riches ? Combien de clients ou patients hésitent à saisir l’ordre du praticien qu’ils estiment coupable de fautes préjudiciables à leurs intérêts au motif que leur adversaire remportera forcément la victoire en étant jugé par ses pairs ?
Tout le monde se souvient sans doute du fameux sketch de Paul Préboist, éternel avocat stagiaire appelé à défendre au pied-levé un assassin terrifiant parce que son patron, grand Maître du barreau, se trouve provisoirement indisponible à cause d’une malheureuse affaire de mœurs. N’ayant encore jamais plaidé, notre avocat inexpérimenté entre dans le prétoire vêtu d’une robe empruntée à l’illustre Maître Floriot. Sa mère, brave femme qui fait des ménages pour l’aider, assiste à son premier procès. Elle officie d’ailleurs au palais et a particulièrement briqué le bureau du président qui brille … comme un couperet (avant l’abolition de la peine de mort…). Très fière de son rejeton qui épouse l’avocature, la maman ne peut s’empêcher de faire observer que la balance qui symbolise la justice penche d’un côté. C’est la justice, maman, répond le fiston qui, s’il porte la robe de Maître Floriot, n’a acquis ni le sang froid ni la force de conviction de la star du Barreau.
Les mises en cause de l’objectivité des juges ne datent donc pas du Stepney Gate. Jacques Faizant s’y attaqua dans une bande dessinée parue dans Le Point en 1973. Beaucoup d’autres avant lui, Daumier par exemple au XIXème siècle. Et bien plus récemment Michel Sardou aborda ce thème en s’inspirant de La Fontaine dans une chanson qui devint un véritable tube, Selon que vous serez :
Je pense au jeune homme imprudent
Qui prend entre six mois et deux ans
Pour un désordre assez minable
Et ceux que la Loi n'atteint pas
On a devant soi la Justice
Et l'apparence de la Justice
La nuance est indéfinissable
Ce qui est pris ne se rend pas
Selon que vous serez puissant ou misérable
Etc. etc.
Plusieurs éléments pourtant confortent la thèse selon laquelle la FIA n’a manifesté aucune volonté de nuire à McLaren, loin s’en faut.
Trois indices récents apportent des arguments forts en faveur de l’objectivité :
a) La première réunion de la FIA le 26 juillet ne déboucha sur aucune sanction contre McLaren malgré des éléments troublants et la reconnaissance de la culpabilité de McLaren. Ferrari se vit empêchée de produire des pièces de son dossier. Si la FIA avait voulu désavantager McLaren, il eût été très facile de lui infliger une sanction sous forme de retrait de points. Qui sait si le Team McLaren aurait contesté la décision ? Car si Ron Dennis crie son innocence – et je le précise, je crois en l’innocence de Ron en tant qu’individu - , nous ne savons pas ce qu’il a découvert sur les agissements de ses employés ni les conséquences qu’il en tire lorsqu’il n’est pas face à des caméras et des micros.
b) l’affaire de Hongrie démontre une belle clémence du pouvoir sportif face à Alonso, pilote McLaren. Une sanction lui est infligée pour son comportement qui fausse le déroulement de la fin des qualifications. Peu importe ici ce que pensent les supporters de la lutte que se livrent Hamilton et Alonso. Le pouvoir sportif estime Alonso et McLaren coupables. La question de l’objectivité de la justice sportive s’appréciera dès lors en fonction de la peine prononcée une fois la culpabilité acquise. Or, la jurisprudence en matière de manœuvres déloyales en qualifications se traduit par une rétrogradation en dernière ligne. Il s’agit d’une « jurisprudence Ferrari » et elle remonte au Grand-Prix de Monaco. 2006. Ce jour-là, Schumacher, pilote Ferrari, se voyait condamné à ne pas marquer de gros points à l’issue de Grand-Prix. Schumacher avait commis une faute de débutant qui fit douter de sa version. Mais même les grands champions en commettent quelquefois. Le doute existait. Et ceux qui ont vu sur leur écran de télévision Alonso répondant avec un sourire narquois qu’il avait vu Hamilton derrière lui au stand tireront les conséquences qui s’imposent quant à la comparaison de la bonne foi des deux pilotes. La justice sportive se montra bien plus clémente avec Alonso, pilote McLaren qu’avec Schumacher, pilote Ferrari, puisque le pilote espagnol perdit certes le bénéfice de la première ligne, mais ne recula qu’à la troisième ligne. Voilà des éléments que ne pourront nier les observateurs objectifs et honnêtes intellectuellement ;
c) Selon Anne Giuntini, il semble que Bernie Ecclestone ait fait pression sur Luca Di Montezemolo et Jean Todt pour trouver un accord à l’amiable avec McLaren. Cela ressemblait fort à une manœuvre pour tenter de garantir McLaren contre une éventuelle sanction.
Plus convaincante encore est la nouvelle notion juridique inventée par le Conseil mondial le 26 juillet afin de protéger McLaren.
Reconnue coupable, McLaren n’écopa d’aucune sanction. Le Conseil se déclara incapable de quantifier le bénéfice que l’écurie britannique aurait pu tirer des 780 pages subtilisées à la concurrence.
McLaren était donc coupable mais pas responsable, telle fut la conclusion du Conseil. Une conclusion qui revenait à inventer une nouvelle notion juridique, la culpabilité sans responsabilité.
Pour aboutir à ce jugement surprenant, le Conseil confondit allègrement deux notions, la sanction disciplinaire et la réparation civile.
Un petit exemple pour éclairer la démonstration. Votre fils qui a douze ans se fait casser la figure à l’école par une grosse brute. Ses lunettes Lacoste sont brisées. Un verre lui entaille la joue et il faudra une légère opération de chirurgie esthétique pour faire disparaître la cicatrice. Le portable, dernier modèle de chez Nokia que vous venez de lui offrir, est détruit. Son polo Ralph Lauren blanc est irrécupérable. C’était le premier jour qu’il le portait.
Les faits vont donner lieu à deux actions distinctes :
- une convocation de l’agresseur devant le conseil de discipline de l’établissement ;
- une action civile en remboursement des frais que causent les dommages infligés à votre fils.
Ici, compte-tenu du jeune âge de l’agresseur, nous excluons une plainte pénale ce qui simplifie le raisonnement.
Désireux que la blessure ne lui laisse aucune trace, vous prenez immédiatement rendez-vous avec le célèbre professeur Duval (dénomination de fantaisie choisie pour les besoins du développement) afin qu’il s’occupe personnellement de votre fils. Le ponte accepte, mais ses honoraires sont trois fois plus élevés que ceux de ses confrères et il est sorti du secteur conventionné. Votre avocat, maître Sarel (lui aussi personnage de fiction, mais une pointure qui ne modère pas ses honoraires) assigne sans délai les parents de l’agresseur devant le TGI. Il leur demande le remboursement des lunettes, du polo, de l’opération, et majore le tout de dommages et intérêts pour le dommage esthétique temporaire et le pretium doloris à concurrence de 15.000 € ainsi que de couverture des frais article 700 du NCPC (principalement ses honoraires )pour 10.000 €.
Les échanges de conclusions entre avocats commencent. L’adversaire (assisté par l’avocat de son assureur) oppose que vous n’avez pas à envoyer votre fils au collège avec des vêtements et accessoires si chers et que la légèreté de sa blessure n’imposait pas le recours aux services d’une sommité de la médecine exerçant de surcroît son art hors secteur conventionné. Il conteste en outre le préjudice esthétique, puisqu’il est réparé, ainsi que l’évaluation du pretium doloris.
C’est le moment précis qu’attendait Maître Sarel pour apporter une nouvelle pièce aux débats. Votre femme, qui rêvait d’être comédienne, a inscrit votre fils à une agence de castings. Retenu pour un petit rôle dans le feuilleton de l’été prochain, il se voit exclu du tournage et remplacé car les premières scènes vont se tourner avant son complet rétablissement. En conséquence, Maître Sarel rédige des conclusions additionnelles dans lesquelles il réclame 25.000 € supplémentaires de dommages et intérêts pour perte d’une chance de devenir acteur.
A ce stade, il est évident que le débat devant la juridiction civile n’est pas près d’être en l’état de se voir inscrit au rôle. Les demandes d’expertises et les conclusions additionnelles vont s’échanger au rythme des missiles frappés par Nadal et Ferderer lors d’une finale de Roland Garros, amitié et estime en moins.
Mais qu’advient-il de la procédure disciplinaire pendant que vous vous battez autour du préjudice matériel et moral subi par votre petite famille ?
Logiquement, elle suit son cours. Le proviseur a convoqué la brute devant le Conseil de discipline et l’a renvoyé du collège. Les arguments soulevés par les parents de l’agresseur et tendant à prouver que vous n’aviez pas subi de préjudice réel – ou tout au plus un très léger dommage - n’ont pas influencé le conseil.
Les parents ont pourtant invoqué que vous rouliez en Porsche Cayenne et votre femme en Maserati, de telle sorte que ce vous deviez débourser pour votre enfant était indolore pour vos finances. Ils ont aussi argué que votre fils conservait toutes ses chances de faire du cinéma puisqu’à défaut de jouer la comédie, votre femme était fondée de pouvoir au sein d’une banque spécialisée dans le secteur de la production de films et de spectacles et qu’elle connaissait personnellement tous les décideurs dans ce milieu.
Le proviseur et les autres membres du Conseil de discipline n’en ont pas tenu compte. Car ils ont fort logiquement distingué deux notions :
- la sanction disciplinaire que méritait l’agresseur qui a frappé et blessé un camarade ;
- la réparation civile, qui ne les concerne pas. Aux juges du TGI de décider quelle compensation vous et votre fils devez recevoir pour réparer les dommages subis.
J’ai choisi volontairement un exemple dans un univers privilégié parce que la F1 est aussi un univers privilégié.
Mon propos a pour but de démontrer que la juridiction qui juge une faute disciplinaire doit logiquement se préoccuper de l’existence ou non d’un comportement fautif, et pas fonder son jugement sur l’étendue du préjudice causé.
La distinction entre sanction du comportement fautif et existence ou non du préjudice existe en droit pénal comme dans les procédures disciplinaires intentées devant un ordre ou une fédération. Si vous êtes radarisé à 160 kilomètres heure sur une portion de route où la vitesse est limitée à 110, inutile de plaider que vous n’avez pas causé d’accident, que les autres ne respectent pas la limitation non plus, « que c’est pas juste pac’que ça vous arrive juste de temps en temps et que d’habitude, vous faites attention au point de vous faire doubler tous les cent mètres par d’autres conducteurs bien plus dangereux que vous ». L’existence de la faute suffit à vous juger coupable nonobstant l’inexistence d’un préjudice à autrui.
Pourquoi cette démonstration un peu longue, j’en conviens ? Tout simplement pour démontrer de manière absolument imparable que le Conseil mondial n’entretenait aucune volonté de nuire à McLaren, bien au contraire. Le 26 juillet, il a usé d’artifices et introduit la confusion entre plusieurs notions pour éviter d’infliger une sanction à un des principaux animateurs du championnat.
Le 13 septembre, devant des preuves concrètes – les mails échangés entre Alonso et de La Rosa – il n’a pas eu d’autre choix que de prononcer une sanction qu’il oriente dans le sens de la préservation du spectacle qu’offrent les Grands-Prix en se gardant bien de suspendre ou d’exclure des grilles de départ l’écurie confondue d’actes anti-sportifs.
La sanction n’a pas pour finalité de favoriser Ferrari, de faire gagner les méchants Rouges aux dépens des gentils Gris qui avaient marqué davantage de points. Elle correspond au retour à une conception logique et rigoureuse du droit disciplinaire qui sanctionne les fautes et n’exonère pas l’auteur de faits délictueux parce qu’il n’a pas causé de préjudice ou qu’il est difficile de mesurer l’étendue du préjudice qu’il a causé.
Il est d’ailleurs inimaginable que McLaren n’ait tiré aucun avantage des informations piratées. Le gain soudain de performances des voitures grises, inférieures aux Ferrari en début de saison paraît pour le moins suspect.
« Le Conseil mondial n’a pas la preuve que le concept entier de la Ferrari a été copié et intégré à la McLaren, écrit la FIA dans son rapport. Il est néanmoins difficile d’admettre que les informations secrètes de Ferrari transmises à Coughlan n’auront jamais influencé son jugement dans l’exercice de son travail (chez McLaren). Il n’est pas nécessaire pour McLaren d’avoir reproduit les concepts McLaren pour avoir tiré profit des connaissances de Coughlan. »
Les prétendues fautes commises par d’autres écuries ne sauraient davantage excuser ni justifier celles de McLaren. D’abord, il importe de les démontrer. Crier au scandale, à la vénalité de la justice, ne sert pas à grand-chose. Une rumeur ne constitue pas une preuve. Heureusement d’ailleurs, sinon de simples rancœurs et intérêts divergents produiraient quotidiennement des conséquences dramatiques.
Pousser à son paroxysme le raisonnement selon lequel commettre une faute ne doit pas entraîner de sanction si certains auteurs de faits comparables restent impunis aboutirait à des résultats tout à fait injustifiables. Car alors, pourquoi poursuivre des hommes politiques coupables d’infractions financières dans la mesure où beaucoup sont passés au travers des mailles du filet ? Pourquoi poursuivre des criminels de guerre ou des pédophiles puisque nombreux sont ceux qui restent impunis ?
Mon propos n’est bien sûr pas d’assimiler un auteur d’infractions aux règlements sportifs aux épouvantables criminels évoqués dans la phrase précédente, mais de démontrer l’absurdité du mode de raisonnement justifiant les méfaits des uns par une impunité – ou prétendue impunité – des autres.
De plus, si tel ou tel acteur du monde de la F1 se trouve en possession de preuves de nature à faire sanctionner d’autres écuries, nul doute qu’il saura mettre la justice sportive en branle. N’oublions pas que nous nous trouvons dans un univers de milliardaires où les honoraires d’avocats apparaissent comme un mal nécessaire aux principaux acteurs du championnat. Aucun risque que la justice ne soit pas rendue parce qu’ils hésitent devant une demande de provision de leur défenseur ou une consignation de quelques milliers d’euros ou de Livres réclamée par un juge !
La prétendue affaire Renault soulevée par Ron Dennis semble d’ailleurs très différente du Stepney Gate. Si on en croit Stéphane Samson du Parisien – Aujourd’hui en France, elle remonte à l’engagement par Renault d’un ancien ingénieur de McLaren, Phil Makereth. Le Britannique a quitté son employeur avec des informations ultra-confidentielles, qu’il a tenté d’implanter lui-même sur son nouvel ordinateur. Le service informatique de Renault s’est aperçu de la manœuvre et a immédiatement donné l’alerte. Flavio Briatore s’est alors empressé de trouver la FIA afin d’exposer le problème qui aurait pu avoir de grandes conséquences dans le climat actuel. L’équipe au Losange est a priori blanchie même si l’affaire a été mentionnée le 13 septembre par les avocats de McLaren devant le Conseil mondial. L’ingénieur, quant à lui, semble avoir été remercié par Renault. Son ancienne équipe pourrait avoir intenté des poursuites contre lui.
Rien à voir donc avec le Stepney Gate, à moins que les informations de Stéphane Samson soit erronée, mais ce journaliste est généralement aussi prudent que bien informé.
En tout état de cause, le fait d’être victime de pratiques déloyales n’autorise pas à recourir à des pratiques répréhensibles à l’égard d’autres personnes. A titre d’exemple, si un escroc vous fait investir 10.000 € dans une affaire immobilière véreuse qui se traduit par la perte totale de votre investissement, cela ne vous autorise pas pour autant à vous refaire en volant les bijoux de famille de la vieille dame du sixième étage qui, de toute façon, est pleine aux as, et dont vous supposez le mari disparu fort malhonnête parce qu’il a fait fortune dans l’immobilier. La vie en société n’est pas la jungle, ou tout au moins est-elle encadrée par un ensemble de règles qui ont pour finalité de limiter les effets de la férocité des instincts primaires de ses acteurs.
3) Est-il choquant que le Conseil se fonde sur un texte général pour juger une affaire d’espionnage industriel ?
Aucun article dans règlement de la Fédération ne concerne spécifiquement l’espionnage industriel.
Les poursuites intentées contre McLaren empruntèrent donc le terrain de l’article 151 c qui vise « toute conduite frauduleuse ou action préjudiciable aux intérêts de la compétition ou du sport automobile en général ».
L’utilisation de textes dans le cadre de faits non encore pratiqués à l’époque de leur élaboration est fréquente en matière juridique.
Je citerai par exemple l’article 221-6 du code pénal qui incrimine l’homicide par imprudence. En France, le code pénal ne prévoit pas le cas particulier des homicides commis par les automobilistes. Aux termes de l'article précité, ils sont considérés comme des homicides involontaires, et leurs auteurs sont passibles de trois ans d'emprisonnement ainsi que d'une amende de 45 000 €. En cas de « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », les peines sont alourdies et portées respectivement à cinq ans et à 75 000 €.
Rien de choquant donc à ce qu’une juridiction spécifique pratique un raisonnement parallèle à celui des magistrats qui oeuvrent dans un pays de droit.
4) Le témoignage d’Alonso était-il recevable ?
Nous sommes pour l’instant devant le Conseil mondial qui définit les règles de recevabilité des preuves qu’il examine.
Soulignons que le Conseil a suscité lui-même les témoignages des pilotes, ce qui suppose qu’il les estimait recevables dès avant l’audience.
Le témoignage d’Alonso appelle cependant quelques commentaires :
a) il est obtenu contre une sorte de promesse d’immunité. Rien n’interdit à la FIA d’accorder cet avantage. Le Conseil calque son raisonnement sur ce que pratique la justice italienne avec les mafieux repentis et ce que font quotidiennement les procureurs américains qui négocient avec des coupables des peines réduites ou des mises hors la cause moyennant des informations permettant l’interpellation d’autres malfaiteurs ;
b) la crédibilité de tels témoignages n’est pas absolue. Dans la plupart des états de droit, la justice pénale dispense certaines personnes de témoigner sous serment dans certaines hypothèses en raison de liens de famille ou de subordination avec la personne jugée. Les magistrats savent que certains liens influenceront le sens de la déposition. S’il est permis de penser qu’une épouse aimante est disposée à mentir pour blanchir son mari, il est tout aussi légitime de suspecter la réalité des déclarations d’un employé revanchard.
En l’espèce, des sources bien informées affirment que c’est Ron Dennis lui-même qui aurait apporté les nouvelles preuves produites au Conseil dans le souci de mettre fin à un chantage d’Alonso. Cette hypothèse, si elle se vérifie, implique deux conséquences :
* d’une part, la nécessité d’examiner avec beaucoup de soin les preuves matérielles produites par l’Espagnol ; cet examen implique des expertises des dates, de la modification éventuelle du contenu, de tout ce qui pourrait démontrer leur authenticité ou non, à la virgule près ; les mails produits sont-ils bien ceux échangés à l’époque ? Aux experts de trancher.
* d’autre part, si Ron Dennis a procédé ainsi, il est tentant de penser qu’il est bien victime de faits intervenus dans son équipe à son insu.
c) l’immunité accordée par le Conseil ne concerne que lui-même :
Ce point revêt une grande importance. Car si le Conseil a garanti Alonso et de La Rosa contre des sanctions disciplinaires, il n’a aucun pouvoir quant aux actions civiles ou pénales éventuellement intentées dans des pays où des infractions ont été commises ou leur produit utilisé.
Or, en matière d’espionnage industriel, les infractions ne se limitent pas au vol de dossier. Elles incluent aussi leur utilisation tant qu’elle dure.
Cela signifie que le Conseil ne saurait garantir les pilotes impliqués d’éventuelles poursuites pénales. Des constructions juridiques complexes sont appliquées en matière d’espionnage industriel et de détournement de know-how. Des notions de complicité et de recel sont envisageables pour ce qui concerne les infractions dites continues, c’est à dire celles dont la commission ne s’arrêt pas à un temps t comme le vol.
Les tribunaux de l’ordre pénal des différents pays où l’infraction s’est perpétrée conservent toute leur liberté d’action.
Tout comme les juridictions civiles qui seraient saisies de demandes dommages et intérêts à l’encontre de pilotes qui ont utilisé sciemment les informations litigieuses et par là causé un préjudice à Ferrari et à ses pilotes. Car dès lors que des pilotes ont utilisé volontairement ces informations, toutes les conditions de l’actions civile en dommages et intérêts sont réunies :
- la faute (utilisation consciente d’informations piratées) ;
- le préjudice (perte pour Ferrari et ses pilotes du fruit de leur travail et de leur expérience) ;
- le lien de causalité entre la faute et le préjudice.
En incitant la divulgation de ces pièces, Alonso pourrait avoir offert lui-même à des magistrats, à Ferrari, voire à ses sponsors et ceux des autres écuries les bâtons pour se faire battre.
Il est d’ailleurs absolument stupéfiant que les pilotes McLaren ne soient pas pénalisés par une perte de points. Si cette décision pourrait à la limite se comprendre en ce qui concerne Lewis Hamilton qui n’a pas triché (rien ne prouve son implication ni celle de Ron Dennis et je crois qu’il est possible de faire confiance à Alonso sur un point, sa volonté de nuire à son équipe et à son rival interne pour le titre. Nul doute que s’il avait détenu l’ombre d’un indice impliquant Hamilton ou Ron Dennis, Alonso l’aurait communiqué à la FIA et au monde entier), Alonso bénéficie là d’un avantage aussi stupéfiant qu’inéquitable et sans précédent. Le Super-cadeau correspond à peu près à ce qu’accorderait les Fédérations de cyclisme et d’athlétisme en accordant à des athlètes dopés une impunité fondée sur le fait qu’elle ne mesure pas l’importance du dopage dans leurs performances.
Le Conseil mondial réutilise en réalité le concept inventé par elle le 26 juillet 2007 : la culpabilité sans responsabilité, donc sans peine.
La FIA aurait pu se limiter à ne pas retirer leurs licences à De La Rosa et Alonso. L’immunité accordée constitue une véritable prime aux tricheurs.
C’est à mon sens le point le plus critiquable de la décision.
5) les preuves matérielles recueillies sont-elles suffisantes pour justifier la condamnation de McLaren ?
Deux conceptions s’affrontent en matière pénale et disciplinaire.
Aux Etats-Unis par exemple, des éléments matériels indiscutables sont indispensables à la condamnation.
En France, l’intime conviction suffit à prononcer une peine.
Contrairement à ce qui pourrait apparaître au premier regard, aucun système n’est parfait. De l’avis de nombreux chroniqueurs spécialisés, le système américain permit l’acquittement de Mikael Jackson qui aurait très probablement été condamné par un jury français. Par contre, le système américain aurait sans doute innocenté Guillaume Seznec.
En tout état de cause, si le Conseil utilise dans son raisonnement les notions de vraisemblance et de cohérence faisant implicitement référence à l’intervention de l’intime conviction dans sa décision, des éléments matériels (les mails, s’ils n’ont pas été falsifiés) existent, à condition bien sûr que leur contenu soit validé par d’éventuelles futures expertises.
Sauf expertises contraires, il exista donc bien des preuves matérielles prouvant l’existence des faits qui entraînèrent la condamnation.
6) La responsabilité disciplinaire d’une écurie du fait de certains de ses employés est-elle logique ?
Pour l’heure, Ron Dennis n’a avoué aucune participation personnelle aux actes déloyaux commis aux préjudice de Ferrari. Lewis Hamilton non plus.
Jusqu’au Stepney Gate, Ron Dennis a toujours été considéré comme un homme loyal et honnête dans le milieu impitoyable de la F1.
Les atteintes portées à son honneur et les coups qui lui sont portés de toute part ne sauraient à eux seuls présumer son implication personnelle dans l’affaire.
Il est tout fait envisageable que des ingénieurs et deux pilotes aient agi de leur propre chef pour améliorer les performances de la voiture à son insu. Pourquoi ? Tout simplement pour gagner de la compétitivité, fût-ce grâce à des pratiques dont ils savaient que le patron ne les validerait pas.
Aucun élément probant n’infirme cette thèse aujourd’hui.
L'art. 121-2 du Code pénal affirme la responsabilité des personnes morales : « Les personnes morales, à l'exclusion de l'État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises pour leur compte, par leurs organes ou représentants. Toutefois, les collectivités territoriales et leurs groupements ne sont responsables pénalement que des infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de conventions de délégation de service public. La responsabilité pénale des personnes morales n'exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits ».
Le droit pénal français a institué une véritable responsabilité pénale du fait d’autrui. Tel est le cas par exemple en matière d’hygiène et de sécurité où le chef d’entreprise est purement et simplement présumé responsable au nom de l’obligation de résultat qui est la sienne en matière de sécurité. Tel est aussi le cas des entreprises de transport pour un certain nombre d’infractions commises par leurs chauffeurs alors qu’elles n’en ont même pas connaissance.
Certes, le Conseil applique ses propres règlements et pas notre droit pénal national, mais pourquoi exclurait-il les modes de raisonnement parallèles à ceux des magistrats d’un pays de droit ?
Une écurie peut être responsable pénalement et à plus forte raison au plan disciplinaire des fautes commises par ses employés, pilotes compris, même à l’insu du patron. Rien de choquant à cela.
A fortiori bien sûr au plan civil, c’est à dire des dommages et intérêts éventuels à verser aux victimes. En France, l’article 1384 du Code civil a réglé cette question dès le début du XIXème siècle :
« On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde….
Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés… »
Dans le monde entier ou presque, le droit de la responsabilité civile a abandonné le terrain de la faute et du risque pour se déplacer sur celui de la garantie des victimes. Nul besoin de faute du chef d’entreprise pour que ladite entreprise soit condamnée à réparer les dommages causés par ses salariés.
S’il se confirme que Ron Dennis n’a pas connu les agissements de quelques personnes au sein de son écurie, cela ne suffira pas à exonérer McLaren d’éventuels dommages et intérêts vis à Ferrari, voire d’autres victimes de ses agissements.
7) Comment l’affaire peut-elle évoluer ?
Une thèse de 780 pages ne suffirait pas à développer toutes les actions possibles maintenant.
Les idées qui suivent ne sont donc pas exhaustives. En outre, je précise qu’au moment où j’écris ce paragraphe, je ne sais pas encore si Ron Dennis a décidé de faire appel ou non de la décision rendue par le Conseil mondial le 13 septembre. Or, une décision peut être intervenue entre la rédaction et la mise en ligne. L’appel, si appel il y a, sera suspensif des effets de la décision du Conseil mondial.
Le Stepney Gate peut entraîner des conséquences dans une multitude de domaines :
- les relations contractuelles entre McLaren et ses pilotes espagnols. Je m’abstiendrai de commenter ce point afin d’éviter toute critique mettant en cause mon objectivité ;
- les relations contractuelles entre McLaren et ses sponsors et partenaires ; le problème d’image qui résulte de la condamnation pourrait entraîner des résiliations de contrats ou des mises en cause de contreparties financières, par exemple sur le terrain de l’absence partielle de cause (cette notion, utilisée notamment. dans des conflits entre franchisés et franchiseurs, permet de réduire les royalties de franchisés lorsque les franchiseurs ne leur apportent pas tout ce qui était prévu au contrat ; il serait facile de l’étendre cette notion à des sponsors déçus des retombées de leurs investissements) ;
- des demandes de dommages et intérêts devant les tribunaux civils contre McLaren, mais aussi personnellement contre les employés et pilotes qui ont utilisé sciemment des informations obtenues frauduleusement (dans tous les pays où ces infos ont été utilisées) ; de telles demandes pourraient être formées par Ferrari, mais aussi ses pilotes (victimes eux-aussi des méthodes déloyales ayant amélioré les performances des McLaren), et tous les autres écuries et pilotes privés de gros points et de podiums par une équipe et un pilote qui ont commis des fautes sérieuses (je pense notamment à Renault et BMW) ;
- des plaintes pénales contre tous les acteurs ayant utilisé sciemment des informations (ingénieurs et pilotes ayant avoué leurs fautes inclus) ;
- l’auto-saisine de magistrats des juridictions pénales partout ou une infraction a été commise (siège de McLaren, lieux des GP ou des essais privés, lieux où ont été échangés les mails…). En respectant les règles de procédure pénale propres à son pays, un magistrat curieux ou désireux de traiter une affaire hautement médiatique peut délivrer des mandats d’amener à l’encontre de tous les membres du Team McLaren et faire perquisitionner les camions et voitures (voire domiciles) dépendant de sa juridiction. De telles enquêtes sont intervenues dans le cyclisme. Pour quoi pas en F1 ?
Les stratégies susceptibles d’être développées par les uns ou les autres sont multiples, elles-aussi. Nul doute que des armées d’avocats, de conseillers en communication, d’experts-comptables et de conseillers financiers et fiscaux consacrent des journées studieuses à étudier des pistes d’attaque ou de défense.
J’ai pour ma part toujours été convaincu de l’innocence de Ron Dennis, que je crois sincèrement victime des agissements de certains de ses employés à son insu. Certains opposeront que si tel était le cas, il aurait dû mettre à pied immédiatement les employés indélicats, pilotes compris. Ce serait ignorer les contraintes économiques. Ron ne pouvait pas révéler ce qui se passait chez lui au moment où il l’a découvert. Contrairement à Flavio Briatore chez Renault, il l’a certainement appris beaucoup trop tard. Des sanctions auraient induit des preuves de culpabilité et elles étaient purement et simplement impensables contre les pilotes espagnols compte tenu du poids de certains sponsors de l’équipe.
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